C’était un hiver sec et froid quand mes parents ont décidé de divorcer. J’avais neuf ans et je vivais dans une petite ville du sud de la Roumanie. A ce jour, je me rappelle encore les épisodes alcooliques et violents de papa, le déménagement annuel à cause de ses dettes, les violences, la décision de maman de divorcer à une époque où le divorce n’était pas courant. C’étaient ainsi mes premières neuf années de vie et je pense que c’est alors que tout a commencé.
Le mariage de mes parents s’est terminé la veille des fêtes d’hiver ; nous sommes allés chez mon oncle et ma tante, puisque maman souhaitait avoir un Noël décent. Elle nous avait acheté à chacun un cadeau modeste, à l’insu de papa, pour qu’il ne dise que nous dépensons son argent, comme il le faisait d’habitude. Ils se sont engueulés, papa a commencé les menaces, et mon oncle nous a emmenés chez lui, en voiture. Ils sont restés « discuter », mais le lendemain maman avait la tête fracassée et des bleus partout.
Jusqu’à neuf ans, papa, qui était flic, nous a menacés avec son pistolet, a menacé de nous poignarder et il a cassé le téléphone de maman pour qu’elle ne puisse pas appeler la police. Mais, ce soir-là, maman a décidé qu’elle n’en pouvait plus. Des agressions et des harcèlements ont suivi. Un jour, papa a enlevé mon frère – les policiers les ont trouvés dans la cage de l’escalier d’un immeuble où papa, qui était ivre, s’était endormi. Maman, qui avait à l’époque 31 ans, a compris que leurs vies devaient se séparer.
Après leur divorce, maman est partie en Italie, où, pour nous nourrir, elle soignait les vieux des autres, tandis que nos grands-parents nous élevaient, moi et mon frère cadet. J’étais violente envers lui, qui est de trois ans mon cadet, et je le regrette y compris à présent, même si les années sont passées.
A la maison j’étais la brute, mais à l’école la victime : j’étais devenue, sans m’en rendre compte comment, la risée de mes collègues de la VIe. Ils m’humiliaient, me frappaient, me tapaient sur les fesses, me tiraient les cheveux, me crachaient dessus, m’insultaient et les profs haussaient les épaules. Je me suis refugiée dans la préparation pour les olympiades de roumain et de maths, ce qui a attiré davantage leur haine. J’ai échappé à tout cela en VIIe(1), quand j’ai changé de classe.
Je sais que toi non plus tu n’as eu la vie facile, alors je pense que tu comprendras combien tout cela m’a fait du mal. Comme toi, l’été de la VIe à la VIIe, j’ai eu ma première dépression nerveuse, même si à l’époque je ne comprenais pas ce qui m’arriva. Maman rentra d’Italie avec un petit ami qu’elle s’était trouvait là-bas, un roumain, et moi j’étais dans un état psychique déplorable. L’été entier je l’ai passé allongée, comme une morte, fixant les murs et me demandant ce que j’avais fait de mériter tout cela. Pendant trois mois, je ne suis pas sortie de chez moi. Des amis je n’en avais pas, mais de la répulsion pour moi, oui. Penser que ma mère nous a quittés pour son petit ami me rendait la situation pénible.
Dans cette période, j’ai eu une crise spirituelle et je me suis isolée dans ma tête. J’ai commencé à lire sur des religions païennes et, pour une période, j’ai été athée. La majorité des événements de la fin de mon gymnase(2) sont flous et je me rappelle avec difficulté certains épisodes. Je suppose les avoir réprimés, puisque dans cette période je n’étais pas trop branchée à la réalité.
J’ai été soulagée quand, finalement, je suis entrée au lycée : j’ai déménagé avec maman, son petit-ami et mon frère dans une ville à 30 km distance de la maison des grands-parents afin que je puisse aller au meilleur lycée du Sud-Ouest du pays. J’ai senti que c’était un nouveau départ : maman était de retour dans le pays et les relations avec mon frère s’étaient améliorées, je regrettais, quand même, le départ de chez les grands-parents. Personne ne soupçonnait que j’étais déprimée, la thérapie était donc hors de question. C’est alors que je t’ai connue, par le biais d’une amie commune, sans penser à l’impact que, des années plus tard, notre rencontre aura.
Tu m’as connue dans un moment de ma vie quand j’étais optimiste et confiante. Je me suis fait deux amis, une lesbienne et un mec gay de ma classe (je ne sais toujours pas comment on s’est trouvé) et j’avais commencé à explorer ma sexualité, dans des rendez-vous avec des filles et des garçons, arrivant à la conclusion que j’étais bisexuelle. Le chapitre s’est achevé en fin de Xe(3), quand ma dépression non traitée a commencé à laisser des traces claires dans mon comportement, des traces que mes amis n’ont pas pues comprendre et ceci a mené à des engueulades. Ils m’ont dit que j’étais « toxique », alors je me suis séparée d’eux ; encore une séparation qui a accentué ma dépression.
J’ai commencé à faire du bénévolat afin de pouvoir surmonter plus facilement toutes les pertes de ma vie et j’ai connu d’autres jeunes. En XIe(4), j’ai eu ma première relation sérieuse avec un garçon, un bénévole de 18 ans pour lequel j’étais, pareil, le premier amour. Nous étions tous les deux immatures de point de vue émotionnel et la relation s’est arrêtée après deux mois et quatre jours, après que les deux nous avons perdu notre virginité. J’ai senti un immense vide quand nous nous sommes séparés. J’étais très déçue par lui et, surtout, par moi-même.
Je n’étais plus l’élève consciencieuse qui participait à des concours scolaires puisque la séparation m’a atterrée. Il a continué à me harceler et à tout faire pour me rendre mal à l’aise : il a envoyé des captures d’écran de nos conversations à mes collègues d’école. Avec le recul, maintenant je me rends compte que j’ai répliqué de manière inconsciente le modèle de la relation de mes parents. Je me suis laissée contrôler, tandis que lui, il devenait violent verbalement. Notre relation, comme la leur, n’a pas duré. Après la séparation, j’ai commencé à faire du bénévolat à nouveau, mais la plaie est restée ouverte.
Quelques mois plus tard, j’ai eu des conflits avec les jeunes avec lesquels je faisais du volontariat et ceci m’a causée une dépression nerveuse. Et ici nos histoires coïncident.
Je me réveillais chaque matin pleurant, avec des attaques de panique et des crises pendant lesquelles je ne pouvais rien d’autre que crier à pleins poumons et me faire du mal seule pour me calmer. Personne ne pouvait m’apaiser, ni même ma famille qui était de plus en plus inquiète à cause de mes accès. Je tremblais comme un chien laissé dehors à la mi-janvier, sauf que ce n’était pas le froid qui m’agaçait, mais la manière dans laquelle le monde tournait. Je ne mangeais pas du tout, je restais enfermée dans ma pièce, triste, pendant des jours. Ni la fumée – que j’avais commencé il y a quelques mois, ni la méditation, ni la prière ne m’aidaient pas. J’avais un mal de chien.
Le soir du 7 février j’ai décidé que je ne pouvais plus. Je sentais que je ne voyais aucune sortie de ma vie catastrophique. J’ai calmé mes amis et ma famille, qui essayaient me soutenir et je leur ai dit que j’irais mieux le matin. Ils sont tous allés se coucher et je suis passée à l’acte. Je suis allée dans la cuisine, j’ai choisi un vieux couteau et j’ai essayé de me poignarder, mais mes mains tremblaient et je me suis blessée la jambe, ensuite j’ai mis du bandage sans faire aucun bruit. Toute ma famille dormait et personne ne m’a entendue.
Mon désir de sentir le métal en moi a échoué, alors je suis passée à autre chose. J’ai pris la cravate rouge de mon ex, restée chez moi après une fête où nous sommes allés ensemble, et j’ai essayé m’attacher par le cou à une poignée de porte, comme toi tu l’as fait. Je n’ai pas réussi, puisque la cravate était trop courte. La troisième fois, j’ai avalé quatre pilules de Nurofen et je suis allée me coucher, ma jambe saignante et dans l’espoir de ne plus me réveiller.
Le lendemain, quand je me suis réveillée, j’ai constaté, pleurant et vomissant, que j’étais toujours en vie. J’étais seule à la maison, personne ne pouvait m’arrêter et j’ai essayé – pour la quatrième fois – de me suicider. J’ai pris huit pilules d’ibuprofène. J’avais lu quelque part que quatre pilules étaient l’équivalent d’une overdose, alors j’ai pris le double. Je voulais mourir. Je voulais vraiment mourir. Je voulais mourir puisque je sentais que rien n’allait pour moi, que je ne pouvais pas être aimée, que j’étais rien vivant pour rien.
J’ai passé mes dernières cinq heures pensant à ça. Je me tailladais, je pleurais et j’hurlais, je m’étais fait du mal partout, j’étais comme une morte qui essaie de vivre. Un ami m’a appelée et, en pleurant, j’ai admis avoir pris des pilules et je lui ai demandé de me pardonner de vouloir mourir.
L’ami m’a convaincue, après quelques heures, d’en parler à ma mère, qui est rentrée à la maison. Il était déjà nuit. Elle m’a prise dans ses bras et m’a dit que nous allions nous balader un peu, pour calmer mes pleurs. Dans une demi-heure nous étions aux urgences, où les docteurs me regardaient comme si j’étais une fille instable de 17 ans, ce que j’étais.
Après une heure d’attente dans le hall de l’hôpital, ils m’ont installée sur un brancard, m’ont mise sous perfusion et m’ont demandé d’attendre, ce que j’ai fait pendant quatre heures, la nuit, alors que les internes chouchoutaient dans les parages. Je partageais la salle avec une fille qui s’était jetée d’un immeuble et qui recevait un traitement similaire.
Les infirmières ont commencé à me crier dessus en me disant que j’allais finir en enfer puisque j’ai essayé me suicider à cause d’un mec. J’ai hurlé et pleuré davantage. Je me rappelle y compris à présent la réponse d’une des infirmières : « Tu bruleras en enfer puisque tu veux enlever ta vie. T’as pas honte, toi ? ». Je suis assez sûre que personne n’a compris que je souffrais à cause d’une vie terrible et non pas d’un petit ami. J’étais quelqu’un gardé en vie par la force.
Après des heures d’attente, pendant lesquelles on ne m’a pas permis de voir ma mère, je suis allée voir le psychiatre et il m’a dit : « T’es jeune et tu fais n’importe quoi. Arrête de te chagriner pour tous les garçons. Va chez toi et relève-toi ! ». Maman m’a emmenée à la maison sans diagnostique et sans ordonnance. J’avais survécu.
Des semaines ont suivi pendant lesquelles les amis et la famille m’ont traitée comme si j’étais un vase en porcelaine. Je ne pouvais plus aller seule dans la salle de bain et quand je suis allée, maman a cassé la porte, ce qui m’a provoqué une attaque de panique. Je ne pouvais plus quitter ma chambre, maman me donnait des calmants à base de plantes qu’elle pouvait prendre sans ordonnance. Elle ne savait plus quoi faire et n’arrêtait pas de répéter : « T’étais une enfant si bonne, je projetais un avenir plein d’espoirs pour toi. Qu’est-ce qui s’est passé ? ». Des amis lui ont recommandé de me faire voir par un psychologue. Mais je ne pense pas que pour lui le fait que je voulais toujours mourir avait de l’importance, même si je ne pouvais pas, car j’étais surveillée. Ma tentative de suicide est restée le secret de la famille et de mes amis.
Après quelque temps j’ai changé de psychologue puisque j’avais l’impression qu’il parlait avec ma mère dans mon dos afin qu’elle puisse me contrôler. Maman m’a emmenée chez un pédopsychiatre, sans me prévenir, quand je me suis rendu compte où nous étions, j’ai commencé à pleurer et à hurler.
Après la tentative de suicide, je suis revenue à l’école. J’ai connu un autre garçon, avec lequel je ne me sentais plus malade, chose rare dans cette période. J’ai changé à nouveau de psychologue, et avec celui-ci je m’entendais mieux, j’ai arrêté de souhaiter de mourir et je me sentais mieux. Maman me laissa sortir seule.
Alors j’ai appris ce qui s’est passé. Je prenais un jus avec une de nos amies communes et je fus tétanisée quand j’ai appris ce qui s’était passé, ma première pensée : « J’aurais pu être à ta place ». Comme moi, t’as eu une relation abusive avec ton petit-ami, ta famille et tes amis n’étaient pas au courant de tes problèmes. En mai dernier, t’as réussi ce que j’ai raté le 7 février dernier : tu t’es donné la mort en t’attachant à la poignée de la porte. Ta mère t’a trouvée le lendemain, t’avais appelé au préalable, la nuit précédente, tous tes amis pour qu’ils te donnent une raison de vivre. Personne ne t’a répondu. T’avais 18 ans. Les journaux ont écrit sur toi : « L’ado qui ne pouvait plus supporter sa vie. » Pour une période, t’as été le sujet principal dans les discussions de mes amis, ils ne savaient pas qu’ils auraient pu parler de moi aussi.
Ma nouvelle relation se détériora puisque ma santé psychique se détériora à nouveau. J’envisageai me suicider dans la quarantaine qui m’obligeait à rester seule toute la journée, pendant que maman était au boulot. Après avoir appris ton suicide, j’ai pleuré des heures et des heures, même si au début je ne savais pas pourquoi. Je ne savais pas si j’avais du chagrin parce que la vie pouvait être cruelle pour les autres aussi ou en raison de la colère d’être toujours en vie pour entendre ton histoire ou parce que j’étais triste que tu n’y étais plus.
Maintenant, je suis en XIIe(5), je me suis séparée du garçon avec lequel j’étais et je ne souhaite plus mourir. Je ne veux plus pleurer et je ne veux plus être ainsi. Récemment, j’ai eu le diagnostic de dépression sévère avec épisodes de psychose – le médecin m’a dit que je souffrais depuis sept ans de dépression. Je me soigne et je reçois le soutien de la famille qui m’épaule. J’ai quelques amis et je me rends compte – je ne sais pas si à cause des pilules ou puisque j’ai appris ce qu’il t’est arrivé – que la vie mérite d’être vécue, même si je dois me battre.
Sonia, je regrette que tu ne sois plus. Je regrette ne pas t’avoir mieux connue et que la vie n’a pas été plus douce avec toi. Moi, j’aurais pu être à ta place, ma mère aurait pu être à la place de tes parents, qui sont maintenant dévastés sans toi.
Je te remercie de m’avoir aidée à être patiente avec ma vie qui, je l’espère, un jour sera meilleure qu’elle ne l’est à présent. Je sais que je vais perdre ma tête encore mille fois, mais pour la première fois je crois que tout ira bien. J’ai compris combien quelqu’un peut perdre dans cette lutte terrible avec la dépression et j’espère que tu me crois quand je te dis que la vie peut s’améliorer quand même : le beau-père peut être un mec bien, le frère te pardonne, les amis vont et partent, la mère peut te comprendre, les blessures laissés par des ex guérissent. Des fois, la vie peut être vécue.
Mes regrets, paix à ton âme,
La même.
(1) L’équivalent de la 5e dans le système scolaire français (note de la traductrice).
(2)L’équivalent du collège dans le système scolaire français (note de la traductrice).
(3) L’équivalent de la seconde dans le système scolaire français (note de la traductrice).
(4) L’équivalent de la première dans le système scolaire français (note de la traductrice).
(5) L’équivalent de la terminale dans le système scolaire français (note de la traductrice).
L’auteure de l’article a décidé garder son anonymat puisque la santé mentale reste un sujet tabou en Roumanie.
Naomi Bîldea, l’illustratrice de l’article, a 18 ans et elle est élève au Collège National « Frații Buzești » de Craiova.
Éditrice du texte : Elena Stancu
Traduction en français : Claudia Davidson-Novosivschei
Révision de la traduction : Cristina Hagău
Le texte et les illustrations ont été réalisés dans le cadre du projet “Gen, revista” (« Genre, magazine »), soutenu par l’Institut français de Roumanie. Le magazine est un projet de Forum Apulum, une association civique d’Alba Iulia, créée pour former de nouvelles générations de citoyens informés et impliqués, prêts à changer le monde pour le mieux.
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