J’ai détesté mon corps depuis que j’étais enfant et les gens me demandaient: « A qui ressembles-tu si poilue ? »

Texte par Cosmina Duca
Photos par Irisz Kovacs

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Le ciment froid me poussait à me lever, mais je n’y arrivais pas. « Avant de faire quoi que ce soit dans la vie, réfléchis si cela me rendrait fier », m’avait papa dit avant de partir. Trop de pensées dans ma tête déshydratée par le whisky. Je voulais danser. Je crois que la danse est la seule chose qui m’aide à m’oublier, mais pour cela il me faut d’un peu d’alcool. S’il n’y en a pas, je sens des cadenas dans mes jointures.

Autour de moi, on dansait sur une chanson minable. Un ami collé contre une fenêtre une bouteille de bière vidée dans la main se plaignait d’avoir sommeil. Je me suis assise sous une autre fenêtre et j’attendais quelque chose de dansable.

« Quelles jambes, qu’est-ce que leur peau est luisante, qu’est-ce que c’est cool comme elles bougent ! », je pensais regardant mes amies qui agitaient leurs bras et sautaient.

Les gens sortaient et entraient. Je me levai pour danser sur « In The End » de Linkin Park. Je hurlai les paroles avec un bon ami, les deux les mains dans l’air. Il m’a tirée dans un coin dès que la chanson s’acheva.

« Il faut que je te dise quelque chose. T’es la seule personne pour laquelle je renoncerai à ma copine. »

Je figeai.

« Nous sommes amis. »

« Je sais, mais dans les autres filles je n’ai jamais pu voir la maman de mes enfants. »

« Et tu la vois en moi ?! »

Il n’a pas répondu. Il a fermé les yeux et m’a prise dans ses bras. J’ai senti le silence dans le ventre.

Il m’était difficile à comprendre comment quelqu’un qui me connaissait depuis plus de trois ans me verrait la maman de ses enfants. Je ne sais même pas si je méritais être maman. Que pourrais-je donner, à part de beaucoup de blessures et un peu de tristesse ?

Je voulais savoir que c’était une maladie qui m’empêchait être comme les autres – les autres filles dont la peau brillait comme le miel.J’ai commencé à détester mon corps quand j’étais enfant et les gens me demandaient : « A qui ressembles-tu si poilue ? » ou bien « Est-il normal d’être si petite et d’avoir la moustache ? »

Partout sur ma peau des poils noirs poussaient. C’était comme si j’avais évadé d’une cage de cobaye. Une fois, quand j’avais cinq-six ans, les parents étaient au boulot, ma sœur à l’école, j’ai volé la lame de ma mère et je me suis rasé les jambes. Une jambe, plus précisément, je ne suis pas arrivée à la deuxième. Je m’étais coupée et j’ai pris peur. C’était l’âge quand à peine j’apprenais à manier correctement les couverts. Après cette expérience, je me suis calmée pour un temps. J’avais noté que des amies avaient elles aussi des poils sur leurs jambes : « Donc, c’est normal ». Mais, en VIe(1) cela a recommencé : « Mon Dieu, qu’est-ce que tes bras sont poilus ! »

Pour une longue période, j’ai cru être malade. Je souhaitais être malade, puisque la maladie aurait pris le poids, je n’aurais plus été responsable pour mon apparence. Je voulais savoir que c’était une maladie qui m’empêchait être comme les autres – les autres filles dont la peau brillait comme le miel. J’ai tanné mes parents jusqu’à ce qu’ils m’aient emmenée chez le médecin. Chez plusieurs médecins, au fait. Ils ont tous dit ce que je craignais : « Elle n’a rien, c’est bien normal. » Je sortais en larmes.

Mon adolescence a été : des rasoirs, des épilateurs, de la cire chaude, des bandes de cire froide, divers types de lames, de mousses, de baumes apaisants « après épilation », d’huiles. J’ai même essayé l’épilation au sucre fondu, qui m’a laissé deux cicatrices jusqu’à aujourd’hui. J’ai rempli la salle de bain avec tout ce qui pouvait enlever les poils de mon corps. Je les détestais tellement que la haine des poils est devenue haine de moi-même. Des fois, sous la douche, quand je voyais ma peau et les poils, je me mettais à pleurer, me toucher me dégoutait.

Après une période pendant laquelle je suis parvenue à me mentir que j’étais comme les autres, ma peau n’a plus pu prendre tant de produits. Chaque fois quand je me dépilais, j’étais pleine d’irritations. J’avais développé une folliculite – c’est comme si t’avais une acné permanente, sur l’ensemble du corps. Mon corps, à son tour, semblait me détester.

« Qu’as-tu fait, ma fillette ? » mamie me demanda voyant mes jambes pleines de boutons. Je lui expliquai et elle s’attrista : « Arrête de raser tes jambes, fillette ! Voilà ce que ça donne. De mon temps, les filles le plus souhaitées étaient celles qui avaient des poils sur les jambes. Surtout quand elles mettaient des collants et les poils sortaient si beaux par les collants ». L’entendre me rendit malade, je la laissai parler seule. En vain lui aurais-je expliqué que les préférences de gens changent et que la beauté, comme le téléphone, a besoin d’une mise à jour.

« Qu’est-ce que t’as sur les bras ? », « Et sur les jambes ? Mets de l’alcool après l’épilation », « Va voir un médecin ! » J’y suis allée.

Le traitement pour la folliculite est l’épilation définitive. Je la ferai, sans aucun doute. J’avais commencé à écrire des articles pour le blog de quelqu’un et à donner des cours privés à un enfant pour économiser l’argent pour l’épilation définitive qui au salon d’esthétique coutait plus de 7.000 lei pour soigner toutes les zones affectées. Mes parents ne se le permettaient pas, donc la solution était de le faire à la maison, avec l’épilatoire. En fin de comptes, un épilateur j’avais. De la peau comme le miel que je n’en avais pas.

Supprime cette photo, t’as l’air d’une fille de rue.Je croyais qu’ensuite je serais plus à l’aise avec moi-même. Que je me permettrais d’être plus féminine, de mettre de petites robes sans avoir l’impression que les gens regardent dégoutés mes bubons. Je croyais que si je m’échappais aux poils et aux bubons, je n’aurais plus de complexes, je ne serais plus gênée. Je n’aurais plus la haine, ni la peur.

Dans ma lutte avec la normalité j’ai appris ce que la masturbation était. Autour de moi, les gens parlaient de masturbation comme si c’était quelque chose qui appartenait aux gars.

Je ne comprenais pas pourquoi un acte si intime et si agréable est perçu comme la chose la plus honteuse. Un moment si féminin où t’es toi avec toi-même et tu t’aimes est regardé comme une bassesse commise par les propriétaires de vagin. Puisque ces propriétaires n’ont pas de plaisirs ou de fantaisies, elles les provoquent uniquement. Je ne comprenais pas pourquoi je ne pouvais pas en parler avec mes copines. Pour ne rien dire de mes parents. Papa trouvait y compris le mot « sexuel » inadéquat, même si tout le monde a des rapports sexuels. Personne n’en parlait, mais je savais que nous toutes l’aurions souhaité. Nous avions peur. Puisque c’est un type d’amour qui n’est pas fait pour les femmes. C’est comme si on désobéissait à une loi. Que les femmes soient belles, le reste ne compte plus vraiment.

Je n’ai jamais su ce que « belle » voulait dire. Je n’ai jamais su quoi faire pour que je le sois. Je n’ai jamais su comment me regarder dans le miroir et ne pas avoir envie de me cracher dessus.

En VIIe(2) je me sentais belle quand je mettais du rouge à lèvre. A l’époque, Facebook était à la mode, j’avais commencé à poster. Comment laisser passer la mode à côté de moi ? Sur Facebook les gens me voyaient et, surtout, les garçons. Et moi je voulais être belle quand les garçons me voyaient. Alors j’ai posté un de mes selfies. Les cheveux un peu roux dans la lumière du soleil et le rouge à lèvres me faisaient sortir de mon inaperçu. C’était ma photo. La photo où je me permettais d’être belle.

Le jour suivant je me suis réveillée tôt pour aller à l’école. Il était hiver, les olympiades s’approchaient. Moi, je participais à l’olympiade de roumain. Chaque année, la prof m’aidait me préparer. Des fois, j’étais à l’école de 8 heures du mat jusqu’à 6 heures du soir. Je ne me plains pas, il me faisait plaisir. Ce jour-là j’attendais dans le couloir, m’appuyant contre la porte qui donnait vers le couloir de la salle des profs. La prof me jeta : « Enlève ton bonnet ! ». Lunettes embuées et pensées ailleurs, je ne comprenais pas trop l’histoire du bonnet, mais je l’enlevai : « Alors, tu n’as pas teint tes cheveux ! » continua-t-elle à répéter pendant qu’elle passait ses mains par mes cheveux comme les infirmières font le premier jour de l’année scolaire pour vérifier si nous avons des poux. « Non… Quand ? Pourquoi le ferais-je… », « Viens, viens voir ses cheveux ne sont pas teints ! »

Une autre prof sortit sa tête de la salle de profs et s’étonna que mes cheveux étaient si noirs et tout semblait de plus en plus étrange. « J’ai vu ta photo sur Facebook. Je croyais que t’as teint tes cheveux. Et ce rouge à lèvres… Mais j’espérais que tu ne l’as pas fait, tes parents sont des gens sérieux. Quand j’aurais croisé ton père en ville, je lui aurais dit… » Qu’est-ce qu’elle aurait dit ? Je fronçai les sourcils, car j’avais trop sommeil pour me rendre compte ce qui s’était passé. « Ne me regarde pas comme ça ! Et supprime cette photo, t’as l’air d’une fille de rue. » J’ai promis que j’allais l’effacer. Je l’ai fait. Après six ans je ne comprends toujours pas ce qui n’allait pas avec cette photo. N’étais-je assez belle ? N’étais assez décente ?

« Quel morceau tu serais si tu prenais un peu du poids. Est-ce que tu manges, toi ? »  Entre temps j’ai appris que j’étais trop maigre et que les garçons n’aiment pas les filles dont on voit les côtes comme si c’était un accordéon thoracique. « Ils doivent pouvoir saisir quelque chose. » C’est vrai, qui aimerait baiser un tas d’os ? Personne.

Papa m’appelait « squelon » quand j’étais petite. Je ne savais pas si ce mot figurait dans le dico, mais c’était moi justement : un squelon. Me regardant, tu sentais déjà comment je me déchirais.

« Fillette, t’as pas de nichon ! » J’ai appris aussi que mes seins étaient petits. Trop petits. Les garçons n’aiment pas les petits seins.


Avant je me réjouissais quand j’avais les règles, je m’aimais un peu plus. J’avais quelque chose en commun avec les filles superbes autour de moi.La première fois quand un mec m’a embrassée et il a touché mes seins, je n’ai pas ressenti du plaisir. Pendant que ses mains étaient sur moi, j’obsédais sur s’il allait me plaire, s’il allait vouloir que l’on se parle après avoir vu qu’il y avait quelque chose qui manquait là-bas. Lui, il a voulu encore, pas moi. Peut-être puisqu’il ne m’a pas plu du tout.

Le premier garçon qui m’a vraiment plu ne m’a pas embrassée. Et ceci se passait quand j’étais déjà au lycée. On ne s’est pas tenu par la main, on ne s’est touché dans aucune manière. Notre seul contact physique était quand on se serait dans les bras. Et il est resté la seule personne pour laquelle j’ai senti quelque chose. J’avais l’habitude de dire qu’il était mon premier amour, mais que j’espérais que mon premier amour serait plus beau que cela.

Moins de trois mois après l’avoir connu, mon garçon qui sentait la mer est parti et je n’ai reçu aucune explication. Peut-être je n’étais pas assez belle. Mon nez, peut-être, était trop grand ? Peut-être je n’étais pas assez marrante. Ou assez intelligente. Peut-être je n’étais pas assez féminine ? Peut-être mes seins n’étaient pas assez grands ou la peau assez belle. Peut-être les poèmes que j’écrivais n’étaient pas assez bons. Peut-être je lui demandais trop de temps ? Peut-être je voulais trop d’attention ? Ou peut-être il m’a connue, moi, la réelle, il a eu peur et a pris la fuite.

J’étouffais avec tant de « peut-être », j’ai éclaté et je me suis déchirée. Mes parents ont vu que j’avais du mal à me ressaisir seule et ils ont décidé que j’aille voir un psychologue. J’ai été en thérapie pour plus d’une année. Au début, c’était difficile. Ça fait du mal quand tu te regardes de l’extérieur, quand tu vois que tu n’es pas ce que tu croyais. Je n’ai pas répondu à aucune des dizaines de « peut-être », mais j’ai appris que ces questions n’étaient pas les bonnes. Je ne sais toujours pas me poser les bonnes questions.

Avant je me réjouissais quand j’avais les règles, je m’aimais un peu plus. J’avais quelque chose en commun avec les filles superbes autour de moi. Malgré tous les signes qui m’empêchaient me sentir femme, future femme, les règles me rappelaient que j’avais une chance. Quand il fallait changer de serviette, je passais un temps la regarder avant de l’enlever.

Je me consolais avec l’idée que mon cycle n’était pas encore régulier : c’était pour cela que mes seins n’étaient pas grands et moi petite et maigre. Mais le temps a passé et le cycle est devenu régulier.

Chaque fois quand j’avais un rendez-vous, je m’imaginais des jours en avance comment j’allais m’habiller. Je passais un temps devant le miroir, je calculais mes mouvements, mes gestes, pour ne pas laisser s’entrevoir trop de peau ou trop peu de peau. Trop d’os ou trop peu de seins. J’appliquais le même algorithme partout où je sortais. J’aime bien les fringues même si une grande partie de ce que je mets est d’occasion ou reçue. Les vêtements peuvent couvrir ce que je n’aime pas, avec je peux prétendre d’être belle

« T’es trop sage. Sois différente ! Les garçons n’aiment pas les filles bien-élevées, ils veulent s’amuser, ils veulent des filles folles. » , « Pour quelqu’un si insignifiant comme toi, t’as trop d’orgueil. », « Il est bien que t’es jolie, puisqu’intelligente… », « Pourquoi tu jures ? T’es pas féminine ! Ça ne se fait pas que les filles disent b*te. » , « Tu veux juste te montrer intéressante. »

La liste est longue, et moi, je la vérifie assidument. Des fois j’ajoute, d’autres fois j’enlève. Mais je ne renonce pas à la liste. C’est mon miroir d’ordure. J’aime l’ordure. Et, de toute façon, qu’est-ce que tu fais quand t’échappes à l’ordure ? Quand la honte est si grande qu’elle sort par ta bouche ? Où la mettre ?  Où est-ce que tu la mets pour que personne ne la voie ?

Avec le temps, j’ai appris que nous avons tous des listes, mais que personne ne les montre. Nous tous nous avons une honte qui ronge notre ventre comme des rats. Nous tous nous voudrions un miroir qui nous montre beaux et honnêtes en permanence. Nous tous nous voudrions des ciseaux magiques qui enlèvent de nous tout ce que nous n’aimons pas.

Ce fut un soulagement d’entendre que quelqu’un me verrait la mère de ses enfants. Que dans les yeux de quelqu’un je suis capable d’être mère. Ça peut être quelque chose de beau pour mon corps de femme. J’ai un vagin et un utérus où à un moment donné je vais porter mon enfant. Et lui il s’en fichera de mes petits seins ou mon grand nez. Il voudra être aimé.

Cosmina Duca a 18 ans et elle est de Slon, le département de Prahova. Elle est élève en XIIe(3) au Collège National « Nicolae Iorga » de Vălenii de Munte.
Irisz Kovacs a 20 ans et elle est d’Arad. Elle est étudiante à la Faculté de Théâtre et Télévision de l’Université « Babes-Bolyai » de Cluj-Napoca.

Éditrice texte : Elena Stancu
Éditeur photo : Cosmin Bumbuț 

Traduction en français : Claudia Davidson-Novosivschei
Révision de la traduction : Cristina Hagău

(1) L’équivalent de la 6e dans le système scolaire français (note de la traductrice).
(2) L’équivalent de la 4e dans le système scolaire français (note de la traductrice).
(3) L’équivalent de la terminale dans le système scolaire français (note de la traductrice).

Le texte et les illustrations ont été réalisés dans le cadre du projet “Gen, revista” (« Genre, magazine »), soutenu par l’Institut français de Roumanie. Le magazine est un projet de Forum Apulum, une association civique d’Alba Iulia, créée pour former de nouvelles générations de citoyens informés et impliqués, prêts à changer le monde pour le mieux.

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