Quand tes parents divorcent, tu t’attends à pas mal de changements, mais tu n’envisages pas ceux des tripes du frigo, ni le nouvel horaire d’usage de la cuisine: « A 14h00 – c’est nous qui déjeunons, à 15h00 – c’est toi. »

Auteure anonyme
Illustration par Ada Stan

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J’ouvre le frigo et je trouve deux fois la quantité de bouffe habituelle ; le même type de fromage deux fois, paquets de beurre différents, un gras, l’autre light, et des contenants sur chaque étagère. Ce n’est pas un signe de prospérité, mais l’indice que papa est par lui-même et que maman ne cuisine plus pour lui. La cuisine est divisée en deux camps : celui des frites, des soupes en sachet et des pots de confiture – les provisions d’un homme dépourvu de talents culinaires – et celui de l’adversaire, avec la crème de tomates et le ragoût de pommes de terre.

Il est huit heures du soir et ça sent l’escalope milanaise dans la cage d’escalier. Moi, je porte des boîtes comme une voleuse, descendant les marches à pas de loup. La lumière de l’extérieur se glisse par la fenêtre de la pièce séchoir et nous n’allumons pas pour que les voisins ne nous voient. Devant l’appart, notre logement depuis 17 ans, des tas de boîtes s’appuient contre le mur couleur de pêche, empreint de traces de chaussures et de clés.

A chaque étage il y a une pièce séchoir, mais personne n’étend son linge là-bas, puisqu’il y a de la fiente de pigeons. Alors, ces pièces sont devenues des entrepôts : le nôtre est bourré de bouquins, patins, morceaux de carrelage et des bagatelles qui ne servent à personne, mais que papa refuse de jeter. Des tonneaux de choucroute et des pots de cornichons au deuxième, des pièces de mobilier au premier, au quatrième je ne suis jamais montée.

Papa quitte le foyer après 20 ans de mariage et je l’aide à porter ses affaires avec des bras mous et hésitants. Il est gêné et il n’aimerait pas être vu par des voisins qui lui demanderaient des explications. Je descends les marches difficilement, essoufflée. Papa a des problèmes de dos, mais il fait semblant d’être fort. Nous mettons dans la voiture les chaussures et les bouquins de psychologie de la pièce séchoir, l’indice de sa nouvelle passion, et ensuite nous montons à nouveau pour apporter le reste de boîtes.
En général, papa parle beaucoup, il est la version adulte des enfants je-sais-tout, mais maintenant il ne dit rien, apparemment aucun livre de développement personnel n’aide dans ces moments. Je n’arrive pas à garder son rythme, il monte et descend l’escalier comme si cela le ferait échapper aux critiques des voisins. Il s’est échappé, mais moi je n’ai pas été épargnée des questions des voisins, du curé et de la juge.

***

J’étais égoïste quand j’étais petite.

Enfant, si quelqu’un m’avait demandée quelle était ma période préférée de l’année, j’aurais répondu l’hiver : puisque c’était Noël et mon anniversaire. Nous allions chez les grands-parents paternels où je recevais enchantée des friandises et des livres, ensuite nous allions chez les autres grands-parents. C’était un slalom entre les cadeaux. Le plus beau cadeau de Noël, qui m’attendait chez nous, a été un poisson Betta splendens dans un aquarium tombé de nulle part.
Ensuite, mon anniversaire, autre moment à attendre avec impatience. Dans mes journaux de l’époque, quand les fêtes s’achevaient, j’écrivais que j’attendais avec hâte la fin de l’année suivante. Mais, je n’avais aucune idée que le papier scintillant des futurs cadeaux cachait des Noëls où mes parents n’allaient plus rien s’offrir, où ils s’achetaient et emballaient seuls les cadeaux, et des visites hâtives d’une famille à l’autre. Finalement papa a déménagé dans l’appart de son enfance, avec sa sœur et son papa – grand-mère était décédée. Maman a refusé de faire les fêtes avec papa et le nombre de couverts à la table de Noël s’était réduit à quatre.

Des fois, j’ai la sensation que les visites chez les deux paires de grands-parents dans la nuit du 24 décembre, quand il n’y avait personne dans les rues, venaient de mon désir de cadeaux.

A présent nous ne fêtons plus ensemble. Et je stresse, car d’abord il faut que j’aille chez mon père où le moment de cadeaux est lourd et il faut que je mette un faux sourire, puisque j’ai envie de pleurer, et ensuite chez ma grand-mère maternelle, où ils m’attendent et ils sont tous bruyants. L’enfant folle de cadeaux n’aurait jamais songé que, plus tard, elle aurait hâte que l’hiver passe plus rapidement. Si quelqu’un me demandait maintenant quelle est ma période préférée de l’année, je lui dirais : celle où il n’y a rien à fêter.

***

Je suis une enfant égoïste et à l’église j’ai appris que cela est un péché. Il faut que je me porte bien, que je ne mente pas et que j’aie de la patience, même si cela ne me plait pas. On m’impose d’aller à l’église catholique du quartier, où je me fais des amis, je participe à des fêtes et j’apprends à gratter la guitare. Mais les parents savent que, chaque fois, avant de quitter la maison, je ne veux pas me lever. Je n’aime pas y aller.
Aujourd’hui personne de ma famille va à l’église. Nous rencontrons le curé une fois par an, quand il vient bénir la maison, rituel qui devrait apporter un meilleur début d’année. Il entre et il ne voit pas que les murs de la cuisine ne sont plus tachés à l’huile des frites, que la guerre dans le frigo a cessé et que les armoires sont plus légères. Il ne voit ni que maman s’est transformée en designer intérieur et qu’elle change tout dans l’appart. Ni que la chambre à coucher est pleine d’orchidées et de ficus, tandis que les ordis et les écrans sont disparus. Il remarque, peut-être, que l’ampoule de la salle de bain est brûlée, mais c’est un changement trop subtil pour se rendre compte de sa signification.
Je reste seule avec le curé quand maman s’en va dans la cuisine. Le premier janvier sans papa, la première visite du curé depuis qu’il n’y a que deux brosses à dents sur le lavabo. Sa visite de cette année était une autre raison pour laquelle je n’attendais pas l’hiver.
Maman est allée apporter le café de la cuisine, et moi je suis mal à l’aise comme tout dans le salon, m’efforçant à ne pas bégayer dans la présence d’un prêtre catholique pour qui le divorce est un péché sinistre. Toute conversation risquée commence par :
« C’est toujours le journalisme qui te tente, n’est-ce pas, Alma ? »
« Oui, c’est ça. »
« Ma petite a commencé la Philo et elle aime bien. »
Je ne sais pas pourquoi maman met tant du temps pour qu’elle apporte le café qui est déjà préparé. Je vais avoir dix-neuf ans dans quelques jours et je crains sa suivante question comme je craignais le noir à six ans.
« Et ton papa ? Où est-il ? »
« Il n’habite plus ici. Mes parents ont divorcé. »
Depuis la cuisine on entend les tasses tomber dans l’évier, maman doit s’être brûlée, je me dis.
Elle arrive dans le salon trop tard, sur la table elle met le café que personne ne va toucher. Elle est troublée. Elle s’excuse.
« Vous n’auriez pas dû l’apprendre d’Alma, quand je l’ai entendu depuis la cuisine… »
« Ma deuxième fille vient de séparer de son fiancé après six ans. Ça arrive, la vie continue. »

Après son départ, peut-être un peu hâtif à cause de la nouvelle que ni lui, ni maman ne s’attendait pas entendre de moi, le salon est plein de regrets et de l’impuissance de ma mère de faire marche arrière dans le temps pour qu’elle donne elle-même une autre réponse. Je ne sais pas d’où a surgi la franchise, peut-être les années passées parmi les cierges et le décalogue ou le goût amer laissé par l’idée que je me transforme dans une menteuse de longue haleine.

***

J’ai 11 ans et je suis dans un resto, en famille : nous fêtons l’anniversaire de papa. Tout le monde dance et j’étale mes mouvements de diva qui sortiront bien ridicules dans les photos. De la cuisine du resto doit sortir un gâteau sous la forme d’un Iphone immense, avec les icônes des applis Facebook et Google, avec la calculatrice, le calendrier et l’heure en glaçure au sucre. Mes cheveux sont coupés court et, dans les photos, j’ai l’air ravie par le gâteau, comme s’il était le mien. Avant que papa souffle les bougies, mes parents s’embrassent et moi je ferme les yeux, gênée par leur geste d’affection.
Maman est brune cette année, même si, selon le cliché, les chimistes aiment se faire teindre les cheveux dans des couleurs extravagantes. Le héros du jour a les cheveux un peu gris, habillé d’une chemise quadrillée d’ingénieur. George, mon père, fête un chiffre rond et tout le monde fait des vœux et lève les verres de mousseux : « Il change de décennie », « Il est arrivé à la moitié de sa vie ».

C’est le dernier anniversaire de mon père avec tant d’invités. Le nombre de verres baissera, les embrassades deviendront plus maladroites, jusqu’à ce que rien ne sera plus fêté et aucun cadeau offert. Je ne sais pas pourquoi, mais toujours les discussions de la fin de l’école primaire me reviennent. Mes collègues se plaignaient du comportement de leurs parents : « Les miens se tiennent par la main dans la rue toujours et ça fait bizarre » ou « Mes parents s’embrassent chaque jour et je les envoie dans la cuisine. »
J’ai regardé la relation de mes parents régresser comme si c’était du théâtre pour enfants. Je ne pourrais pas dire quand ils ont commencé à se sentir mécontents. La question du divorce s’est posée uniquement après une certaine aggravation, mais même alors il ne semblait pas plausible. Maman ne voulait pas être mère seule d’ado, et papa avait le préjugé comme quoi un enfant avec les parents divorcés n’était pas au même niveau que les autres. Le malheur tout simple n’était pas suffisant pour terminer un mariage, alors ils ont attendu pour que les raisons viennent.
Dans ma famille, je ne me rappelle personne dire « je t’aime ». Jamais. Il y a eu « petit chat », « chérie », « mon cher », mais « je t’aime » était simplement trop. Je l’ai entendu la première fois contre le fond sonore de deux télés, les deux allumées sur Digi24. Il a été dit doucement, chouchouté, comme dans la voix d’un ado.
Maman était assise dans le fauteuil du salon, l’appart en enfilade me permettait la voir depuis le hall qui reliait le salon à la cuisine.
Ils se relayaient dans les pièces, essaimant comme les abeilles qui cherchent une fenêtre. Le salon devenait la chambre de ma mère quand mon père prenait leur chambre à coucher. Et, le soir, maman venait dans ma chambre. Ils rentraient avec beaucoup de difficulté dans notre appart à trois pièces.
Ce soir-là, papa était au téléphone dans la cuisine. Je suis passée devant la cuisine et j’ai entendu cinq mots qui m’ont fait m’accroupir devant la porte fermée. J’ai écouté les déclarations qu’il faisait à une femme qui n’était pas ma mère. J’ai été étonnée par la simplicité avec laquelle on peut dire « ce n’est que toi que j’aime » à côté de l’évier bourré de vaisselle et de la cuisinière souillée. Cette légèreté, les paroles dites d’un seul souffle, paroles que je croyais impossible à prononcer, m’ont fait me lever et aller dire à maman, sanglotant, ce que je venais d’entendre.
Je n’ai pas ouvert la porte de la cuisine. Ma lâcheté du moment a mené à mon pacte avec papa : on prétend ne pas avoir entendu. Nous ne nous sommes pas mis d’accord de manière amiable, mais on a échangé des regards entendus. Je voyais dans ses yeux qu’il allait nier et s’excuser et se victimiser, et tout ça me bouleversait trop et me donnait l’impression d’être une enfant naïve.
J’étais comme un glacier, ce qui le désarmait et l’exonérait d’explications. J’avais seize ans. Cette conversation allait déclencher chez nous un état d’alerte permanent, qui me rendait attentive à des sons presqu’imperceptibles, comme les notifications du téléphone de mon père ou les paroles prononcées à voix plus basse. J’étais comme une maso.
Maman se leva du fauteuil, alla dans la cuisine et dit à papa : « Tu ne peux pas t’empêcher quand t’es à la maison ? Alma entend. »
Mihaela, ma mère, le savait depuis longtemps. Elle me disait que papa la trompait, mais ses indices étaient trop abstraits pour moi. Il passait beaucoup temps seul dans la chambre, il fermait toujours les portes et il ne me laissait jamais toucher son téléphone, une grenade que tout message pouvait déclencher. Elle disait aussi que la femme sentait quand l’homme changeait sa disposition et ses rituels d’hygiène. J’ai refusé de la croire et la déclaration de la cuisine m’a fait du mal. La seule explication que j’ai une fois reçue de mon père a été : « Quand deux gens ne s’aiment plus, ils cherchent ailleurs. » Lorsqu’il m’a dit ça maman était présente, une espèce de réunion inconfortable pour lui, dont le but était de faire l’annonce du divorce. « On ne s’entend plus. Tu resteras avec ta mère, puisque c’est normal pour une enfant. De toute façon, je sais que cela aurait été ton choix aussi. »
Moi, j’entendais quelque chose de différent : « Je suis amoureux, j’écris des poèmes. Je lui achète des cadeaux. Je gaspille l’argent que j’ai épargné pendant vingt ans. » Papa utilisait pour le boulot une appli d’enregistrement d’appels. Il ne la désactivait pas quand il avait une conversation privée et son téléphone était devenu un cimetière de voix, puisque maman et moi nous lui écoutions les échanges. Je n’ai pas voulu lui dire combien j’étais au courant. Par conséquent, mes dialogues avec papa étaient superficiels ou se transformaient en monologues :
« T’as étudié ton allemand aujourd’hui ? »
« Non. »
« Maths, t’en a fait ? Que tu en fasses, au moins deux heures par jour. »
« J’en ai fait. »
Sa fille de dix ans, comme il me voyait, l’aurait demandé où il était. Il était absent, partait beaucoup avec son boulot, des fois même une semaine entière pour donner du conseil aux supermarchés concernant leurs systèmes de sécurité. Je ne lui posais pas de questions puisque je ne voulais pas lui donner l’occasion de me mentir. Il ne m’a fallu qu’un échange pour que j’apprenne ma leçon :
« T’es où cette semaine ? »
« A Bucarest. Je suis logé dans une pension avec un collègue. »
Les messages que j’avais lus le contredisaient. Il était dans un hôtel à Bușteni sans collègues. Je ne lui ai plus jamais posé de questions.

***

Le divorce de mes parents a été un événement triste, mais nécessaire. Je voulais que les deux soient heureux, même si séparés. Hélas, moi j’ai grandi avec la série The Young and the Restless, où tout le monde se mariait et divorçait. Mes parents ont évité le sujet autant que possible et ils ont fait un pacte de silence jusqu’à ce qu’ils n’aient plus habité dans le même appartement.
Je voyais les désaccords entre eux s’entasser comme les vieux habits dans un sac débordé. Mais nous étions au courant de ce qui se passait : moi, maman et papa. Le dernier refuge de ma mère a été sa belle-mère. Elle a menacé papa à plusieurs reprises : « J’en parlerai à ta mère », croyant que la relation étroite entre mère-fils lui traitera son problème. La grand-mère a obtenu d’elle la promesse qu’elle n’allait pas quitter son garçon.
Maman n’a pas tenu sa promesse, plus tard j’ai appris qu’elle ne voulait pas répéter les erreurs de mes deux grand-mères, des femmes avec trois, et respectivement, deux enfants, qui avaient été trompées par leurs époux il y a trente ans. Après s’être rendue compte que la seule solution était le divorce, maman a fait l’annonce à tout le monde, lors d’un déjeuner avec la famille élargie. La famille maternelle est grande, il y avait à peine de la place pour tout le monde lors du repas de Noël ou des autres fêtes. Les trois filles de la grand-mère ont chacune un seul enfant, comme si elles ne voulaient pas répéter les années quand elles dormaient entassées dans un lit. La grand-mère plaisante disant que nous, les petits-fils, nous aurons trois enfants chacun.e, comme elle.
« Il m’a trompée, il ne s’est pas arrêté, on divorce. » Les mots de ma mère étaient saccadés, prononcés après un silence d’un an, mais ils étaient fermes. Les réactions ont été différentes. La sœur cadette de ma mère, la sportive et l’idéaliste de la famille, l’a assurée qu’ils allaient se réconcilier « puisque vous vous aimez ». La deuxième, qui travaille dans le bâtiment, et la grand-mère ont échangé des regards « Homme adulte ! ». Peut-être elles voulaient dire qu’il avait détruit un mariage de longue durée, même s’il n’était plus jeune et il avait une fille d’un certain âge.
J’avais l’impression qu’ils parlaient sans s’en rendre compte que j’y étais, je me sentais comme si j’étais derrière les portes, les épiant et écoutant des échanges auxquels je n’aurais pas dû être présente : « Qu’est-ce que lui manquait ? Trop était bonne sa vie… ». Maman a été blessée par la réaction : « Nous croyons que c’était toi qui s’était trouvé quelqu’un, et non pas George ». Moi, irritée par le mari d’une de mes tantes : « Alma ne pourra pas le pardonner. Il a gâché la relation pour toujours. »
Je me suis levée, j’ai pris mon plus petit cousin par la main et je suis allée dans la chambre à coucher de ma grand-mère où j’ai mis ma tête sous un oreiller. J’ai pu toujours entendre la réaction de mon grand-père : « Pauvre Alma ! ».

***

Pendant que mes parents cachaient la séparation le mieux possible, moi je sentais que j’allais éclater. Je ne voulais pas répondre à la question des voisins : « Où est ton papa ? ». L’idée que c’était à moi de clarifier la situation me mettait hors de moi et je répondais aux questions avec l’ambiguïté que j’avais apprise de mon père. Je me suis sentie coincée à plusieurs reprises. La première fois a été quand j’ai dû récupérer un document du syndic de l’immeuble. Le monsieur était un homme sympa, âgé, que je connaissais depuis ma naissance. Il habitait le même étage que nous. Mais ce jour-là, il a eu le comportement d’un inspecteur. Il ne lui manquait que la lampe torche pour m’aveugler. Je l’ai su le moment quand je suis entrée dans l’appart qu’il voudrait apprendre pourquoi il nous fallait cette feuille signée par lui. Il m’a invitée m’asseoir et ensuite il a commencé à parler du temps. Dans les deux dernières années je m’étais perfectionnée à être évasive et j’arrivais à jongler avec les questions ou à jeter des mots monosyllabiques. Mais lui, il insista.
« Pourquoi avez-vous besoin de ce justificatif ? »
« Je ne sais rien, c’est maman qui le sait. »
« Où est ton papa ? »
« Il est parti. »
« Où ? »
« Il est parti tout simplement. »
« Alma, fais-moi comprendre, est-il malade ? Quelque chose lui est arrivé ? »

Je ne voulais pas donner des explications à personne et je me demandais s’il croyait qu’« il est parti » signifiait qu’il était mort. J’étais têtue comme une mule, j’ai trouvé une excuse minable et je suis partie.
Le lendemain maman m’a dit que le voisin regrettait s’il m’avait froissée. Par la suite, quand il frappait à la porte pour nous apporter des courgettes, des poires ou du gâteau aux pommes, mon préféré, je ne lui répondais pas. J’allais à pas de loup, je regardais par l’œilleton, je retenais mon souffle et je vérifiais si c’était lui. Je savais qu’il m’entendait depuis son appart – les murs sont fins et moi une maladroite qui se heurte tout le temps contre le lit, les chaises et les portes – , mais je m’en fichais.
Quand mes parents ont divorcé, j’avais 17 ans et dix mois. Grâce à ces deux mois, je n’ai pas dû répondre aux questions de la juge devant tout le monde (comme c’était pour les majeurs) et j’ai eu un tête-à-tête avec elle. Je suis entrée dans le bureau de la juge et maman est restée seule dans le couloir. Je m’attendais à une juge plus âgée, mais celle devant moi avait environ 30 ans. A l’époque je ne supportais plus parler de temps, fac ou lycée :
« Dis-moi, Alma, quelle filière tu suis ? »
Je savais que cela ne l’intéressait pas. Elle m’a demandé avec qui je voulais rester et :
« Comment t’as appris la raison du divorce ? »
Mais je ne pouvais pas lui dire beaucoup. Je ne pouvais pas mentionner que maman avait lu les messages du téléphone de papa, puisque cela était une entorse au droit à l’intimité. Ou qu’elle lui donnait des réponses acides, qu’elle voulait le faire partir, qu’elle avait vu son mot de passe reflété dans l’écran de la télé. Combien était facile pour moi d’apprendre tout quand leurs téléphones trainaient lorsqu’ils étaient dans la salle de bain ; les derniers mois, la minute qu’ils se lavaient les mains m’était déjà suffisante.
Je ne pouvais non plus lui dire que papa gaspillait toutes les économies, prêtant de l’argent à cette femme ou lui achetant des cadeaux. Ni que ma frustration augmentait de manière exponentielle avec la nouvelle habitude de maman de regarder dans le vide. Ni qu’elle avait des migraines, qu’elle ne dormait pas, que papa avait prolongé le divorce pour ne pas quitter l’appart. C’est pour cela que le mari inculpé ne s’est pas présenté devant la cour, et non pas puisqu’il n’avait pas reçu la citation. Je ne pouvais non plus lui dire qu’à cause du report qu’elle, la juge, avait décidé ils ont continué de dormir encore un mois dans la même pièce.
« Est-ce que tu veux ajouter quelque chose ? »

Je n’avais plus rien à ajouter à une personne avec laquelle j’avais parlé vingt minutes.

***

Une année après le divorce, maman dit regretter son désir de garder secret l’événement principal de notre famille. C’est pour ça qu’elle a lutté seule pendant trois ans dans une guerre muette, dont personne n’a eu connaissance, puisqu’elle avait peur du statut de femme divorcée. Cette année je commence la fac et il est probable que les cours soient en ligne, alors maman et moi nous plaisantons que nous serons collègues de chambre. Maman m’assure que je vais aimer davantage que le lycée, puisqu’elle a été heureuse pendant la fac.
Papa me laisse conduire sa voiture et m’enseigne faire un créneau – nous improvisons un terrain de manœuvres dans la proximité du cimetière et il me fait garer entre bouteilles vides de bière. Il se fâche quand le moteur s’arrête, mais je reste calme et je regarde les collines sur lesquelles s’étale ma petite ville natale, avec 30.000 habitants. Son téléphone sonne, il sort de la voiture et me demande de virer. Il est debout dans la pluie, parlant au téléphone.

L’auteure de cet article a décidé de rester anonyme pour protéger l’intimité de ses parents. Les noms utilisés par l’auteure dans le texte ne sont pas réels.

Ada Stan, l’illustratrice de l’article, a 18 ans et elle est étudiante à la Faculté de Sociologie et Services Sociaux de Bucarest, spécialité Anthropologie.

Éditrice du texte: Elena Stancu

Traduction en français : Claudia Davidson-Novosivschei
Révision de la traduction : Cristina Hagău

Le texte et les illustrations ont été réalisés dans le cadre du projet “Gen, revista” (« Genre, magazine »), soutenu par l’Institut français de Roumanie. Le magazine est un projet de Forum Apulum, une association civique d’Alba Iulia, créée pour former de nouvelles générations de citoyens informés et impliqués, prêts à changer le monde pour le mieux.

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